13.
Lorsque Arch Carroll quitta la salle de réunion de la Maison-Blanche, à deux heures cinquante-cinq, il avait les oreilles qui bourdonnaient et les yeux larmoyants. Sombres et silencieux, la plupart des autres participants avaient l’air soit pensifs, soit exténués, voire les deux.
Carroll venait de commencer à descendre un escalier dont les marches recouvertes d’une épaisse moquette craquaient quand une main se posa sur son épaule, le faisant sursauter.
Il se retourna et découvrit Walter Trentkamp, toujours aussi impressionnant, même à trois heures du matin.
— Alors, on cherche à m’éviter ? (Trentkamp secouait la tête à la manière d’un père s’apprêtant à réprimander son fils aussi affectueusement que possible.) Comment vas-tu ? Ça fait un petit moment que je ne t’ai pas vu. T’as une minute ? On peut bavarder ?
— Salut, Walter. Bien sûr qu’on peut bavarder. Si on sortait ? Ça nous videra peut-être un peu la tête…
Quelques instants plus tard, Carroll et Trentkamp marchaient côte à côte dans la brume qui enveloppait Pennsylvania Avenue. Le ciel était une lourde dalle grise recouvrant la capitale. Au loin, le Washington Monument ressemblait à une épée plantée dans un roc.
— Je n’ai pas vu ta sale petite gueule depuis un bon bout de temps. Ça doit même remonter à l’époque où tu es parti t’installer dans la vieille baraque de la famille avec les gosses.
— Au début, ça m’a fait bizarre de retourner vivre là-bas. Maintenant, c’est bien. C’était un bon choix. Les enfants disent que c’est leur « maison de campagne ». Ils ont l’impression de vivre dans une ferme au Nebraska. À Riverdale, t’imagines ?
En dépit de l’heure, Carroll sourit.
— Ils sont géniaux, tes gamins. Et ta sœur, Mary Katherine, est une perle, elle aussi. (Trentkamp marqua un temps d’hésitation.) Et toi, comment te portes-tu ? C’est toi qui m’inquiètes.
— Je ne tiens pas trop mal le coup. Je vais même bien, je t’assure, affirma Carroll avant de hausser les épaules.
Walter Trentkamp secoua la tête et le dévisagea d’un air entendu. Carroll se sentit mal à l’aise.
— Je ne crois pas, Archer.
— Ah bon ? Excuse-moi. Moi, je pensais que j’allais bien.
Carroll sentit ses reins se raidir.
— Tu ne vas pas si bien que ça. D’ailleurs, « aller bien » n’est pas une expression qui s’applique à toi, même vaguement. Tes cuites sont devenues légendaires. Sans compter les risques que tu prends. Les autres flics parlent beaucoup de toi, Arch.
L’heure était mal choisie pour ce genre de discussion. Carroll se hérissa :
— C’est tout, monsieur le confesseur ? C’est juste pour ça que vous vouliez me voir ?
Trentkamp s’arrêta subitement de marcher. Il posa la main sur l’épaule de Carroll et la serra.
— J’avais envie de parler au fils d’un de mes vieux amis. J’avais envie de l’aider, si je le peux.
Arch Carroll détourna son regard voilé de celui du directeur du FBI.
— Je suis désolé ; je crois que la journée a été longue.
— La journée a été longue, c’est indéniable, et les trois années que tu viens de passer depuis la mort de Nora aussi. Tu es à deux doigts de perdre ton boulot à la tête de ton équipe de la DIA. Tes résultats sont appréciés mais pas tes méthodes de travail. On parle de te remplacer. J’ai notamment entendu circuler le nom de Matty Reardon.
Carroll sentit soudain son estomac se nouer. Il le savait ; il avait confusément senti que cela allait lui tomber dessus.
— Reardon serait un bon choix. Il a l’esprit maison. Il a bon esprit, tout simplement.
— Arch, épargne-moi tes conneries, tu veux bien ? Tu es en train de faire ton petit numéro à quelqu’un qui te connaît depuis trente-cinq ans.
Carroll se renfrogna et commença à tousser, comme Tchatcheur. Il se sentait vraiment merdeux.
— Ah, putain ! Excuse-moi, Walter. Je sais ce que tu essayes de faire…
— Les gens comprennent parfaitement ce que tu as traversé. Je le comprends ; crois-moi, je t’en prie, Arch. Tout le monde voudrait t’aider… C’est moi qui ai réclamé que tu sois mis sur cette affaire.
Carroll haussa de nouveau les épaules mais, en lui-même, il était blessé. Il ne s’était pas douté que sa réputation s’était ternie à ce point, et, qui plus est, peut-être aux yeux de Trentkamp.
— Je ne sais pas quoi dire. Je ne trouve même pas une bonne vieille vanne irlandaise à sortir. Rien.
— Tiens-moi au courant, à n’importe quelle heure. Juste ça, d’accord ?… Ne fais les choses tout seul dans ton coin. Tu me le promets ? insista Trentkamp.
— Promis, répondit Carroll, qui hocha lentement la tête.
Walter Trentkamp releva le col de son pardessus pour se protéger de la brume. Carroll et lui faisaient tous deux largement plus d’un mètre quatre-vingt. Ce matin-là, dans les rues de Washington, on aurait dit un père et son fils.
— Bien, finit par acquiescer Trentkamp. On va avoir besoin de toi, sur cette saloperie. On va avoir besoin que tu donnes le meilleur de toi-même, Archer.